Le corps et le récit

Je signe un billet sur les Carnets de la bande dessinée. Il s’agit de quelques pistes destinées à accompagner la réflexion des chercheurs intéressés par l’appel à contributions Raconter à l’ère numérique, co-rédigé avec Julien Falgas. Je le reproduis ci-dessous:

Confortablement assis dans son fauteuil, allongé sur son lit, telles sont les deux positions que l’on prête au lecteur de bande dessinée. La question du corps du lecteur est traditionnellement réduite à ce lieu commun. Si la bande dessinée est, comme le prétend McCloud, « une nature morte que l’on explore de manière vivante »(1), cette vie tient toute entière dans l’orientation du regard sur les pages et le fait de tourner celles-ci. Une exploration certes vivante mais qui convoque des gestes si machinaux et si ancrés culturellement, échappant à la conscience du lecteur, qu’on ne peut parler d’un réel investissement de son corps.

A l’ère numérique, la question du corps est réactivée. Le développement des terminaux portatifs permettant la lecture de littérature et de bande dessinée numérisées ou numériques pose au moins deux questions quant au corps. La première est celle de l’environnement dans lequel le lecteur se trouve, ces terminaux ayant vocation à une lecture en tous lieux, au premier rang desquels nous pensons aux transports en commun. La seconde est celle de l’ergonomie, de la manipulation de l’outil : le design d’interaction y répond par une recherche de la simplicité, de l’évidence, bref de gestes voués, eux aussi, à devenir machinaux et naturels. L’utilisateur d’iPhone ou iPad a déjà l’habitude de faire défiler les cases en faisant glisser son doigt sur l’écran. Pourtant, l’apparente évidence de l’interactivité cache une réelle problématique de la place du corps face à ou dans l’œuvre et de la médiation du corps dans l’immersion du lecteur, laquelle immersion serait dès lors nécessairement physique.

Cette intuition, appelée à devenir une hypothèse, trouve son origine dans une expérience vécue par hasard et que nous invitons notre lecteur à reproduire. Elle consiste à réaliser une capture d’écran vidéo de sa consultation de Hobo Lobo of Hamelin, bande dessinée numérique de Stefan Živadinović(2). Chaque page de celle-ci est une bande horizontale bien plus longue que la largeur de la fenêtre du navigateur. La lecture se fait donc en faisant défiler cette bande de droite à gauche en utilisant l’ascenseur horizontal. Ce mouvement dévoile une surprise : les différentes couches qui composent le dessin se déplacent à des vitesses différentes, en décalage les unes par rapport autres. Ainsi les éléments au premier plan défilent sous nos yeux plus vite que les éléments du second plan, et ainsi de suite jusqu’à l’arrière-plan, le plus lent de tous. Il s’agit là d’un effet de parallaxe simulant le mouvement relatif des objets les uns par rapport aux autres en fonction de leur éloignement lorsqu’on les regarde en se déplaçant (par exemple lors d’un trajet en train ou en voiture : les arbres au bord de la route ou de la voie ferrée semblent défiler à toute allure quand nous avons tout le temps d’observer les bovins paissant plus loin dans les champs). Bref, ce dispositif simule l’effet ressenti d’un déplacement du lecteur le long du strip et, partant, dans la cité de Hamelin. Or, le visionnage de la capture d’écran vidéo ne produit pas cet effet, ou en tout cas lui fait perdre de sa force. Certes, on voit toujours le mouvement asynchrone des différents plans, l’effet de parallaxe est toujours là, l’illusion de profondeur également, au même titre que dans un dessin animé. Seulement, si on voit le mouvement, on n’y est plus sensible : on ne perçoit plus ce décalage de vitesse qui existe entre notre geste avec la souris pour actionner l’ascenseur, synchronisé avec le premier plan, et le déplacement désynchronisé des quatre autres plans.

Cette expérience augure des pistes de travail et de réflexion assez inédites sur la place du corps du lecteur par rapport au récit, que celui-ci soit dessiné ou non. Elle nous invite en quelque sorte à nous intéresser au versant resté inexploré dans la Corr&spondance entre Jean-Christophe Menu et Christian Rosset(3), consacrée exclusivement au corps de l’auteur. Au-delà d’un simple changement d’état du lecteur, de la passivité à l’activité, c’est la question de l’immersion dans le récit qui est posée. Dans le cas de la bande dessinée numérique, et dans notre exemple, elle passerait par une immersion dans l’image. Cette immersion reposerait sur la médiation du corps via le dispositif interactif. Quand bien même tout l’investissement physique consiste à déplacer la souris, c’est bien la main, le corps donc, qui ressent l’effet concocté par l’auteur. Il semble pertinent d’interroger cette « boucle de l’immersion  », qui part de l’image et de son dispositif interactif, passe par le corps et revient à l’image. Elle entraîne aussi à questionner comment l’immersion du lecteur connaît un basculement pour devenir en partie physique et, au-delà d’une immersion physique dans l’image, quels sont les effets d’une immersion physique dans un récit.

Autant de graines que nous semons dans l’esprit de nos lecteurs, autant de problématiques que nous les laissons maintenant cultiver.


1.McCloud Scott, Réinventer la bande dessinée, traduit par Jean-Paul Jennequin, Paris, Vertige graphic, 2002, p.233.
2.Živadinović Stefan, Hobo Lobo of Hamelin, http://hobolobo.net/, consulté le 19 avril 2012.
3.Rosset Christian et Menu Jean-Christophe, Corr&spondance, Paris, l’Association, 2009.

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